Bretagne. La double vie des marins en escale

Ils sont quelques dizaines de milliers mais on les voit peu et on n’en parle quasiment jamais. Qui sont les marins de commerces étrangers en escale en Bretagne? D’où viennent-ils ? Que font-ils à Brest ou Lorient ? Le documentaire de David Cormier. Plus d’infos sur www.letelegramme.fr

Ils sont bien ici mais leur vie est ailleurs. Ils sont quelques milliers par an mais on les remarque à peine. Embarqués pour des mois loin de leurs familles, des marins de commerce du monde entier font escale pour quelques heures, quelques jours, quelques semaines parfois, en Bretagne. Nous en avons suivi quelques-uns.

« C’était un Philippin d’une trentaine d’années. Il m’a dit de venir voir, sur l’écran… J’étais un peu surprise. Et là, il m’a montré son bébé, qui venait de naître ! Il était encore à la maternité, à l’autre bout du monde. C’est un de mes plus beaux souvenirs… ».

Ils quittent peu leurs bateaux

Emmanuelle Trocadéro et les autres membres du Seamen’s Club lorientais, le Marin’Accueil, pourraient empiler les anecdotes, émouvantes ou drôles, sur les marins de commerce étrangers en escale dans cette ville. Leur surprise devant les étals des magasins ou le célibat prolongé de certains d’entre nous, leurs habitudes décalées par rapport aux nôtres, etc. On ne les voit guère, parce qu’ils quittent peu leurs bateaux (ils y dorment, mangent et travaillent) mais ces hommes (de rares femmes font partie de quelques équipages nordiques) sont des milliers chaque année dans l’ouest : surtout à Brest, Saint-Nazaire, Saint-Malo et à Lorient, donc.

Parfois plus d’un an sans rentrer chez eux

Avec ses collègues bénévoles, Emmanuelle les accueille lors de leurs séjours, le temps souvent que leurs navires se délestent de leur cargaison, des dizaines de tonnes de soja par exemple. Une pause au beau milieu de plusieurs mois de mer, jusqu’à plus d’un an sans rentrer à la maison. Le rôle de ces points d’accueil est très apprécié des marins. « Je peux aller sur internet, dans ces endroits, ou téléphoner à ma famille », explique, comme les autres, Thet Zaw Win, chef ingénieur en salle des machines sur le Sea Majesty, battant pavillon panaméen, avec un équipage entièrement birman. « On peut discuter avec d’autres marins, avec les membres du Seamen’s Club. On apprend des choses. On se fait de nouveaux amis », renchérit Boukhatem Riadh, aide-cuisinier sur le Bachir Chihani, gazier algérien en réparation à Brest cet hiver, rencontré au Seamen’s Club local. Certains sont allés voir un match du Stade brestois, d’autres ont joué au foot contre des employés de sociétés du port de commerce de la ville. En dehors du Seamen’s Club, les sorties se font surtout en vitesse pour aller boire un verre ou faire des courses. Ainsi, Aung Ko Win et Kyaw Kyaw Oo, du Sea Majesty, qui achètent à Lorient quelques bières et cherchent du parfum. Sans trouver celui dont rêve, en Birmanie, Mme Oo. « La France est très réputée pour ses parfums ». D’une façon générale, « les prix, en Europe, sont plus élevés que chez nous ! Surtout en Allemagne… », confient-ils, avant de repartir rapidement travailler sur leur navire. Les marins des pays de l’Est ont pris le pas, ces dernières années, sur les Philippins, majoritaires dans les équipages auparavant. Les Ukrainiens, par exemple, touchent généralement 300 à 400 € par mois. Les Philippins, désormais formés, sont montés à 1.000 € environ, théoriquement. Évidemment, cela pèse dans le choix des hommes.

« Internet a modifié nos rapports »

Quoi qu’il en soit, internet a bouleversé quelque peu les escales des marins. « Cela a modifié nos rapports avec eux. C’est simplement différent », témoigne Alain Drogou, bénévole au Seamen’s Club de Brest. « On tient compte du fait que leur famille, c’est très important ! ». Certains, d’ailleurs, se contentent de s’asseoir dehors, devant les locaux de l’association, pour profiter du wi-fi. Reste que le contact humain demeure essentiel. Dans des villes que les marins de commerce en escale ne font souvent qu’effleurer.

Des dizaines de milliers par an dans les Seamen’s Club

Les autorités enregistrent principalement les noms, les cargaisons, les tonnages et les pavillons des navires de commerce qui accostent en France. Mais pas forcément le nombre de personnes à bord. Il est donc difficile de savoir exactement combien de marins étrangers font escale chaque année dans l’Ouest.Des services rendus et un contact humainLes Seamen’s Club et autres associations internationales (Stella Maris, par exemple), qui accueillent ces personnes, savent en revanche à combien de marins elles rendent service, à bord ou dans leurs locaux. Cela permet d’avoir une idée, même si elles ne les rencontrent pas tous : quelques dizaines de milliers au maximum, entre Brest, Lorient, Saint-Malo et Saint-Nazaire. Marie-Agnès Ollier, secrétaire du Seamen’s Club brestois, a mené une étude sur ce public il y a quelques années. En 2009 ont été recensées 724 escales dans cette ville pour environ 6.500 marins. L’association en accueille à peu près 3.500, chiffre qui pourrait être retrouvé cette année, après une petite baisse à 3.200. À Lorient, « nous avons 1.500 visiteurs annuels, plus 500 services rendus à bord. Ils sont de 150 ou 160 nationalités, sur 250 navires par an », détaille Emmanuelle Trocadéro, permanente de Marin’Accueil (Seamen’s Club lorientais). Snack, boissons, ordinateurs, wi-fi, informations sur les environs, contact humain : ces structures sont précieuses pour ce public particulier. Qui ne connaît pas les lois françaises, est sans papier et ne peut donc s’éloigner de la ville qui accueille le navire. Les marins de commerce sont moins bien payés que ceux des marines nationales. Les salaires et la qualité des bateaux varient beaucoup des standards européens aux pratiques des autres régions du monde.

Ne jamais prendre partie dans un conflit

« Il arrive que certains aient un problème avec leur employeur, ils nous en parlent mais on les oriente vers un syndicat international spécialisé, ITF », précise Alain Michel, salarié du Seamen’s Club brestois. « On ne prend jamais partie, ce n’est pas notre rôle ». « Il faut que les Brestois se saisissent de leur port de commerce ! », lance Marie-Agnès Ollier. « Tout est fermé ! ». On confirme qu’il est bien plus facile de filmer à Lorient, par exemple. « Il ne faut pas avoir honte de ce port, il s’y passe des choses… ». Les marins expérimentés se rappellent avoir vu des dancefloors dans certains de ces lieux, à travers le monde. Faute de financement, ils disparaissent. Mais à Brest, l’association va disposer, en fin d’année, d’un espace plus grand (140 m²), actuellement en travaux (financés par la Région), et quitter son local de 32 m². Un karaoké y est prévu.

Source: Le Télégramme 28 juillet 2014 / David Cormier